Culture

Daïra pour la mer de Nassuf Djaïlani

Un horizon de fraternité

La voix de Nassuf est une voix derrière la voix. La voix des Comores et du reste de l’humanité. Elle se distingue par son désir de rééquilibrer ce qui nous est donné en partage.

Il y a, partout dans le monde, une lumière et un destin qui nous appartiennent.

Il y a partout dans le monde la marque de nos pas et de nos mains.

Nous sommes de tous les continents et de toutes les espérances.

Il y a dans les confins, dans ces îles debout, qui veillent sur l’Afrique, il y a dans les Comores, une part de nous qu’un poète, Nassuf  Djaïlani, sait nommer pour la rapprocher de nous.

La poésie de Nassuf est une manière d’interroger le monde. C’est un arc tendu, une arme blanche dans le silence, face au destin, avant la tempête, pour dire notre présence. Car le monde ne peut pas être le monde sans vous et moi. Le monde est un archipel et Nassuf Djaïlani le sait bien. Tel est notre destin. Nous sommes fragmentés. Morcelés. Nous sommes des îlots de solitude et de souffrances. De doutes. D’espérances et de peurs. De désirs et de rêves contrariés. La poésie est notre horizon. C’est elle qui nous unit.

 

La voix de Nassuf est une voix derrière la voix. La voix des Comores et du reste de l’humanité. Elle se distingue par son désir de rééquilibrer ce qui nous est donné en partage. Elle est sans concessions et généreuse. Lucide. Chargée des souffrances des siens. Et pleinement libre. Elle sait s’affranchir et tordre le cou à la langue ainsi qu’aux habitudes. Pour s’accorder tous les droits de deviser à hauteur d’homme.

 

Dans son recueil, Daïra pour la mer, composé de quatre volets, la parole ne retombe jamais :

D’abord « Sommes-nous comptables du bleu du ciel? » se demande le poète.

Mais quel est notre crime?

Celui d’être en vie ?

Et de réclamer notre part de ce monde?

C’est un poème plein de tendresse, d’attention et d’humilité qui ouvre ce volet :

À croire que la baie en bas du village

a bu toute la terre

ça lui donne cet air de bouder

sa bouderie n’est pas feinte

les pêcheurs butinent au-delà du lagon

et ce n’est pas gaieté de cœur

 

On avance, le cœur serré :

Sur les hauteurs du village

Les hommes dodelinent

Avec du bois mort

Comme chargement

Dans les foyers

Monte un voile noir

Pour le repas du vendredi »

Devant sa montagne de linge

La femme en nage

Frotte dans une bassine gorgée de mousse

 

C’est ainsi que vivent les hommes

Et ils ne se gavent pas de pestilences

Le bon poisson aime le compagnonnage du Mataba

C’est ainsi que rêvent les femmes

Et cela n’est plus que songe

Dans « la nuit est une étrange enveloppe », le poète met à nu le langage et le libère pour en faire un chant qui va chercher loin ses racines profondes :

dehors, ce sont des sons saturés

qui vrillent à l’horizon

le ciel qui rage des pleurs remontés du fond des âges

les chants et les danses impriment des survivances

la mémoire des hommes s’origine au-delà des mers

 

la danse est-elle une procession vers l’intouché ?

Ici :

le chant s’oppose à l’effacement de la trace

et les mots sont des burins à crever des clartés

Avant de laisser clamer cette voix dans veiller sur toi c’est grandir :

Tu notes encore, papy ?

Faudrait peut-être qu’on nous arrache de cette peau

d’asphalte

T’as vu la gamelle des chiens ?

Tu entends ce plaisir bruyant quand ils se bâfrent ?

Je veux connaître ça un jour

Trois élégies viennent ensuite clore Daïra pour la mer. Une élégie pour un tirailleur de la seconde guerre mondiale :

tu as vu des vies

plus qu’un tas de chair

dans les fosses

Une seconde pour dame Nadjia :

Les bras se tendent à ton passage

sur la ville

Pour toi vibrent

et montent

des mosquées ivres

Pour toi

bruissent des cœurs tendres

Et cette magnifique célébration pour Habiba Ali :

C’est à tes seins que s’abreuvent l’enfant

le village

la ville

C’est dans tes mains que mangent

la foule

l’enfant

le village

C’est à tes reins que s’agrippent

le pays,

l’enfant

le village

le monde

C’est à tes bras que s’accrochent

les demandes

les plus folles

Les Comores sont ici à l’image de ce que nous sommes. Elles sont notre visage. L’autre visage de l’humanité dans l’Océan Indien. Elles sont notre espérance et notre désir d’être pleinement avec toutes les fibres de notre âme.

C’est tout cela qu’on entend dans la poésie de Nassuf Djaïlani.

On entend cet archipel.

On entend les Comores et le monde.

On entend cette mémoire forcément morcelée entre la colère et l’intime.

Sa poésie est un chant qui réinvente le monde et qui nous aide à dessiner la terre comme un territoire de partage. Un horizon de fraternité.

Kebir Ammi

 

Daïra pour la mer de Nassuf Djaïlani, aux éditions Bruno Doucey, Paris 2022

 

 

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