Culture

Un homme est un pays de blessures

« Quand il fait triste Bertha chante » de Rodney Saint-Éloi . Un livre ouvert, qui porte en lui l’horizon clair et toutes les promesses que l’avenir ne se lasse pas de brandir.

Quand il fait triste Bertha chante est une mise à nu d’un homme à travers l’éblouissant portrait de sa mère. Une mère meurt et son fils parle. Il dit ce qu’il s’est appliqué, pendant des années, à terrer – enterrer – au fond de lui. Sa parole, tremblante mais volontaire et délibérée, remplit les blancs et redessine la géographie de la souffrance longtemps maintenue à l’écart, dans le non-dit. Il exhume tout cela pour dire le silence. Ce pays où habitent nos blessures. Pour réinventer le monde. Et dire – tenter de dire – qui il est. « L’exil, écrit l’auteur, a fait de moi deux êtres». Et ces deux êtres sont comme une île, « une terre entourée de larmes ».

Ce sont ces deux êtres qui emplissent de leurs hésitations et de leur ombre les pages bouleversantes de ce livre que Rodney Saint-Eloi consacre à sa mère. L’heure est advenue et le fils a décidé de ne rien taire. En te parlant, dit-il, j’entends le mouvement sourd qui t’anime, cette somme de souffrances, de plaisirs que tu as imprimée en moi.

Le fils parle et on découvre son pays intérieur, un continent de désirs et de rêves, on traverse le temps dans sa plus douloureuse diagonale, de la naissance de l’auteur à la mort de la mère.

« Quand il fait triste Bertha chante » est un livre déchirant. Car la vie ne fait pas toujours dans la dentelle. Et Bertha est une Pas-de-Chance, comme le dit avec une infinie tendresse son fils. Mais c’est un livre exigeant et lumineux. Souvent, au détour d’une page, nous attendent des phrases cinglantes comme celle-là, qui n’annonce pas seulement le portrait à venir que l’auteur a entrepris de brosser de sa mère et de lui-même: « Quelle humanité est à nous quand on grandit dans la peur et la violence ? ».cC’est un livre ouvert, qui porte en lui l’horizon clair et toutes les promesses que l’avenir ne se lasse pas de brandir.

Un fils court après le temps. Le temps et ses rêves. Le temps et ses blessures. Sur cette longue route tortueuse où l’exil a choisi de bâtir son empire. Il ne manque personne. Tout le monde est là. Même les absents. Le père, Moïse, Bernard, Mich… Les dictateurs aussi, les tortionnaires… Ils ont des comptes à rendre, ils doivent répondre de leurs actes, ils ont fait d’un pays, Haïti, l’enfer que ce bout d’île est devenu.

Le ciel a souvent été lourd parfois sur les épaules d’un enfant qui n’a pas eu une enfance dorée. Un petit garçon obligé de s’inventer, de se réinventer. Un petit garçon a rêvé, en serrant les poings, dans les nuits froides et négocié avec la solitude. Il fallait se faire un chemin dans les ténèbres. Et la vie comme le monde sont parfois un mauvais miroir, un chemin pavé de belles et fausses promesses.

L’enfant se bat et ne lâche rien. Il devient un jeune homme pugnace. Il lit et s’envole « sur les ailes de l’alphabet, le lieu de son premier exil ». Puis il devient un homme qui se bat et ne met jamais genou à terre. Il se bat et lorsque tout semble perdu, il reste la voix de Bertha, qui lui a appris l’essentiel. Cette mère à qui il adresse ce poignant vers de l’immense poète qu’il est devenu : « Sais-tu, Maman, que c’est ta voix qui ouvre les chemins d’aube et d’épices ? »

Bertha a juré de ne jamais quitter le pays. « Partir ne fait pas partie de tes plans. Tu te cramponnes au verbe rester». Mais elle partira. Et le fils s’exilera lui aussi ensuite. « Nous nous sommes trahis, écrira-t-il. Moi par fatigue, je suis parti. Fatigué de recommencer la même histoire. Fatigué de ces simagrées de démocratie. Fatigué d’une transition qui n’en finit pas. Fatigué de vivre si loin de mes rêves. Fatigué de tant de misères, de haines et de trahisons. J’ai vu s’étendre les collines du ressentiment. (…) Toi, peut-être aussi par dépit, tu es partie ».

C’est en terre étrangère que Bertha « comprendra qu’il n’y a point de différence entre partir et mourir ». Elle apprendra à chanter …Strange fruit de Billie Holiday, cette chanson qui dit l’innommable.

Bertha tombe et se relève. « Tu tombes, tu te relèves et tu avances tous les matins. Tu t’appelles Miracle. Le jour naît à la force de tes poignets », dit le fils à sa mère. « Pas-de-Chance, madame. Pas-de-Chance, que tu t’appelles. La vie ne fait jamais de cadeau. (…) Ton ciel est marécage et brumes. Humus qui accueille et régénère le terreau ».

Une femme au cœur pur est partie. Dans le pays des autres. Sous un ciel qui ne ressemble pas à celui qui a jeté la lumière du monde dans ses yeux quand elle a vu le jour.  Mais la mort est un seuil pour d’infinis et tendres recommencements. L’horizon d’une terre où la vie – ainsi le concevait sûrement Bertha – repart d’un nouveau pied.

Bertha est une femme élégante et pudique, qui sait le prix de la vie.

Bertha est morte. Mais « avant de glisser et de mourir », Bertha a choisi comment elle voulait être habillée pour cette dernière occasion et le chant qu’elle souhaitait qu’on entende à sa mort. Elle voulait partir en tirant délicatement la porte derrière elle.

Dans ce bouleversant portrait que Rodney Saint-Eloi nous fait de sa mère, c’est le portrait de l’auteur que nous voyons se peindre sous nos yeux. De sa naissance à l’homme qu’il est devenu. Toutes les étapes qui ont participé à le construire sont évoquées. C’est toute la fin du siècle dernier que nous voyons et le début du nouveau millénaire. La famille et le monde sont unis dans cette évocation qui ne laisse rien dans l’ombre. Rodney réussit à unir dans un même tissage les tremblements où se nichent l’intime et l’universel.

Il y a, dans ce livre, la grande Histoire, celle qui, avec une grande Hache, tranche dans le vif, comme le disait Perec, et des instants familiers et intimes. Ainsi que la voix de Leonard Cohen. Rodney n’a pas supporté sa mort, le 7 novembre 2016. Le temps s’est rétréci d’un coup. Il comptait depuis son « arrivée à Montréal en 2001, sur ses chansons pour traverser l’hiver ». Il y a chez Cohen, dit-il, « ce désespoir heureux » qui aide à vivre.

Il n’a pas non plus supporté la mort de Fidel Castro, quelque deux semaines plus tard. Quoi de plus loyal ? « Mes rêves de jeune homme révolté ont commencé avec Fidel. J’ai rêvé de révolution avec ses mots (…) J’avais l’âge où on voulait refaire le monde, même si on ne connaissait absolument rien du monde ni de son usage. On pouvait au moins rêver du visage de Castro. De son cigare. De ses yeux qui enflammaient le ciel rien qu’en nommant les mille fleuves et montagnes à franchir ».

Rodney brosse ensuite un tendre et magnifique portrait du père de Bertha, qui faisait du bénévolat dans un magasin de l’Armée du Salut et se servait à volonté, pour porter des vêtements que personne n’aurait songé à porter.

Bertha meurt mais son fils est là pour continuer la route pour elle. Ce fils est là, pour toi, Bertha, « pour trouver un sens à ton existence et prolonger les rêves que tu as esquissés ». C’est à ce fils que tu as dit, souviens-toi : « Accepte les lauriers, les honneurs, les fleurs et les médailles, mais n’oublie pas que les médailles ne sont que des médailles et que les fleurs ne sont que des fleurs. N’oublie pas d’où tu viens. N’oublie pas qui tu es. Les médailles ne changeront rien à ton visage. Les fleurs ne permuteront jamais les saisons. Quand tu feras face au malheur, les gens qui t’accompagnent les jours de gloire ne seront pas présents pour te donner la main ».

C’est un chant puissant. Et jamais désespéré. Car il y a toujours un bout de lumière pour éclairer les rêves inachevés d’un homme qui continue de se battre sur une route tortueuse, et escarpée parfois, qui s’appelle la vie.

A l’instant de fermer ce livre bouleversant d’amour, nous savons « pourquoi quand il fait triste Bertha chante ». Et on se dit que la littérature est utile. Elle donne leur sens ultime aux choses. C’est un triomphe sur le désordre du monde. Un triomphe sur nos blessures. Elle nous permet de rester debout quand Bertha tire la porte derrière elle et que tout s’écroule autour de nous.

Par : Kebir Mustapha Ammi

Quand il fait triste Bertha chante de Rodney Saint-Eloi, Editions Héloïse d’Ormesson, 265 pages

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