Culture

Ben Aîcha de Kebir Ammi, ode à l’amour et traversée des frontières

Son récit problématise le monde avec des questions cruciales telles que la relation à l’Autre, la liberté, les frontières identitaires, sociales et culturelles.

Après Les Vertus Immorales (2009), Mardochée (2013) et Le Génial Imposteur (2014), Kebir Ammi amuse encore ses lecteurs avec son nouveau roman « Ben Aîcha », récit de voyage et fiction historique.

Le texte revient sur les relations diplomatiques entre le Maroc et La France au XVIIème siècle, à travers l’histoire d’amour entre le célèbre corsaire marocain Abdellah Ben Aîcha, ambassadeur du Maroc en France et la princesse de Conti, fille de Louis XIV. (Ben Aîcha avait été envoyé par le sultan Moulay Ismail pour aborder, avec le Roi Soleil, le sort des captifs chrétiens retenus dans les geôles marocaines). Ammi fait voyager son lecteur à travers le temps et l’espace ; de Salé le Vieux à Versailles, et de Brest et Paris.

Le récit problématise le monde avec des questions cruciales telles que la relation à l’Autre, la liberté, les frontières identitaires, sociales et culturelles.

Le texte de Kebir-Mustapha Ammi est à la fois le récit d’une aventure et un discours qui émane d’une prise de conscience du conflit entre des cultures différentes et la nécessité d’instaurer un dialogue interculturel basé sur le respect mutuel de toutes les identités.

Au travers d’une passion amoureuse, le roman nous incite à penser les frontières géographiques, culturelles, sociales et religieuses.

Dans Eloge des frontières, Régis Debray parle de la frontière comme un médicament qui est à la fois remède et poison. Dans le texte de Ammi, la frontière a ces deux aspects. Le diplomate Ben Aîcha, homme exceptionnel, « surprenait son monde. Il ne faisait pas d’efforts pour briller». C’est un personnage frontalier et interlinguistique  : « il parlait plusieurs langues et il les parlait bien, il faisait des calembours en français, comme s’il avait été élevé dans cette langue, si complexe et subtile ». L’affranchissement des frontières géographiques et culturelles, quand il était un captif des Anglais, a offert à Ben Aïcha cette possibilité de rencontrer toutes sortes de gens qui l’ont certes influencé mais il a gardé son identité. Ben Aîcha apparaît à la fois semblable aux autres mais aussi très différent. Son identité l’inscrit  dans la perspective de l’altérité qui n’est pas selon Marc Guillaume « une question de distance mais le passage d’une frontière ».

Le dépassement de la frontière linguistique a fait de l’ambassadeur marocain cet homme interculturel à qui Moulay Ismaîl avait confié l’engagement de le représenter. Et dans la langue de l’Autre ! Et n’oublions pas le rabbin qui a appris au narrateur et ami de Ben Aïcha à lire et à écrire.

L’impossibilité de la relation d’amour entre Ben Aîcha et la princesse de Conti est une mise en question de ces frontières de classe, de religions… frontières absurdes et insurmontables. Ces barrières d’intolérance qui ont brisé le rêve et l’âme du personnage sont décrites avec regret et désespoir : « Dites que ce pays a une trop haute idée de lui-même, dites que je suis presque noir et qu’il est blanc, dites qu’il est chrétien et que je suis un sauvage né dans une religion insensée, dites que je suis un homme qui ne saura jamais trouver sa place parmi les gens de votre nation!».

Le récit se referme lentement sur la souffrance cruelle, la déception et l’errance d’un amoureux qui n’allait jamais plus pouvoir redevenir l’homme qu’il avait été.

Face aux frontières séparatrices et destructives, Ammi voit dans l’amour une alternative que l’épigraphe empruntée à Ibn Arabi « l’amour est ma religion et ma foi » explicite en faisant de son roman une ode à l’amour et un réquisitoire contre l’intolérance.

La frontière dans la perspective ammienne n’est pas un lieu de séparation où la différence s’affirme, mais un espace d’échange et d’enrichissement où des identités plurielles peuvent se former et se rencontrer. Le refus des barrières idéologiques infranchissables est bien évident aussi dans l’intertextualité qui habite le texte. En effet, le roman semble un objet de voyage traversant les langues et les cultures, inscrivant l’écrire de Ammi dans cette perspective d’engagement éthique et scriptural à redéfinir l’écriture et ses enjeux, qui sont dans ce sens au profit de la pensée universelle. Le lecteur se retrouve dans un carrefour des genres où plusieurs œuvres artistiques se croisent : la poésie arabe d’Imru AL Qays et L’éloge de l’amour de La Fontaine ou encore L’art d’aimer du poète latin Ovide . Du dieu de la peinture, Nicolas Poussin, au fameux peintre Hyacinthe Rigaud et aux portraits de La Conti qui traversent le texte et en font un tableau poétique. Des glissements pour commenter les pièces de théâtre de Corneille, de Molière, de John Ford, aux œuvres de musique de François Couperin et de Jean-Baptiste Morin… Tout cela ne fait que révéler la passion et le respect de Kebir Ammi pour les arts et les hommes de lettres qui peuvent sauver l’humanité de l’intolérance et l’obscurantisme.

Ammi fait l’éloge de la liberté en interrogeant ses limites dans les deux pays, au Maroc et en France. On retiendra le cri de maître Jacques, propriétaire d’une taverne où Ben Aîcha se révolte contre l’arrogance de Louis XIV « qui se prétendait l’égal du soleil » et qui refuse l’alliance proposée par Moulay Ismail, était révélatrice de la censure et de despotisme qui ont marqué son règne.

Dans ce roman, la liberté, dans toutes ses formes, liberté d’expression, de croyance… est interrogée avec poésie et une force qui libèrent et le lecteur et le roman. Kebir Ammi, l’écrivain-voyageur, en avait déjà usé explicitement dans ses Vertus Immorales. Il écrivait : alors « la liberté est beaucoup trop sacrée pour être jugée ou malmenée par un tiers. ». Cela s’applique parfaitement à ce nouveau roman.

 

 

 

Par MAARIR Khadija

 

MAARIR Khadija est doctorante en didactique des langues à La Faculté des Lettres et des  Sciences Humaines Dhar Elmahraz à Fès. Khadija MAARIR est aussi  enseignante de français au cycle secondaire qualifiant à Meknès.

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