Culture
“Brûlant était le regard de Picasso”, le nouveau-né de Eugène Ébodé
« Brûlant était le regard de Picasso » est une fresque qui va chercher loin ses racines pour s’achever sous nos yeux.
L’écrivain franco-camerounais Eugène Ébodé publie son dixième roman Brûlant était le regard de Picasso aux éditions Gallimard.
Quand l’histoire de Mado commence, l’époque n’est pas sereine. C’est bientôt la guerre et ceux qui tiennent les colonies croient qu’ils ont le temps pour eux. Mais le temps a changé de camp. Même s’il laisse croire le contraire à ceux qui distribuaient il y a peu « leurs ordres à des domestiques qui les recevaient comme des oracles divins et définitifs ». La brutalité ne peut plus régir le monde. L’armée française l’apprend à ses dépens, le 1er décembre 1944, quand elle ouvre le feu, « dans le camp de Thyaroye, près de Dakar, sur les tirailleurs noirs venus réclamer la solde que l’administration militaire, depuis Paris, renâclait à leur verser ».
Le nouveau roman d’Eugène Ébodé suit Mado, depuis sa naissance, en 1936, au Cameroun, jusqu’au soir de sa vie, à Céret, dans le sud de la France. Née d’un père suédois et d’une mère camerounaise, elle quittera la terre natale, avec sa mère adoptive, passera par Casablanca et se réfugiera à Témara avant de rejoindre un pensionnat à Perpignan.
Elle souffrira du froid et de l’éloignement. Mais elle est pleine de vie. Elle est charismatique, lumineuse et sait reconnaitre les siens. Elle voit un jour celui, Marcel, qui deviendra son mari et décrète dans le secret de ses pensées qu’il sera l’homme de sa vie.
Ébodé est un magicien. C’est un écrivain habile et astucieux qui traverse les apparences avec légèreté pour arriver au cœur du réel. Et il a de la tendresse pour ceux, les vaincus, que le monde n’a pas choisis de mettre sur un piédestal.
Mado aurait pu mettre genou à terre. Le monde n’a pas toujours été le meilleur allié. Mais elle est restée droite. Car il y a en elle une âme d’un métal rare. Inoxydable. Elle ne transige pas. Et ne négocie rien.
On la voit vivre. Et grandir. Elle croise la route d’un certain… Jean Ferrat, se rend à Paris, pour ses vingt ans et rencontre Christiane Diop, l’épouse d’Alioune, le fondateur des Mythiques « Présences Africaines ».
Elle retournera à Paris pour le congrès des écrivains et artistes noirs, initié par l’excellent Alioune Diop. Et logera, excusez du peu, chez …Jankelevitch!
Plus tard, elle croisera la route de Chagall, Brune, Masson, Miro, Dali mais aussi et surtout Picasso dont « l’incendiaire regard transperçait le corsage de la jeune Mado ».
Mado rencontrera tous les peintres qui auraient pu mettre la main à la pâte pour peindre cette fresque. Et des auteurs de renom. On entend leurs voix. Et celle de Gary notamment. Qui sait ce que « les racines du ciel » doivent à l’Afrique, où les paléontologues ont découvert en 2001, « dans le désert du Djourab, le crâne presque entier de Tourmaï, l’ancêtre des humains ».
On ne peut pas dire comment s’achève l’histoire bouleversante d’une femme qui « s’est rebiffée en tordant la main du destin ».
« Brûlant était le regard de Picasso » est composé par touches successives. Subtiles et délicates. On sent le poids des jours, sombres et clairs, sur les épaules de Mado. Et on entend une voix secrète qui murmure entre les lignes que le temps qui passe ne reviendra plus, quoi qu’on fasse.
Par Kebir Mustapha Ammi.
« Brûlant était le regard de Picasso » de Eugène Ébodé, Gallimard, 248 pages.