Dans un communiqué rendu public ce mardi 7 janvier, l’Association Démocratique des Femmes du Maroc n(ADFM) publie son point de vue sur les propositions de la commission en charge de la révision de la moudawana.
En voici le texte:
“La rencontre de communication pour la présentation des principales propositions de révision du Code de la famille en date du 24 décembre 2024 a suscité, et continue à le faire, des questionnements majeurs tant au niveau de la forme qu’au niveau de la nature des dispositions révisées proposées.
En effet, cette rencontre a été marquée par un rituel porté par deux voix, deux ministres, au lieu d’une voix, celle du chef du gouvernement. Les 17 propositions de révision ont été présentées en fonction de ce que les oulémas ont daigné accepter, refuser en suggérant des alternatives (qui n’en sont pas) ou opposer une fin de non-recevoir catégorique aboutissant à une grande illisibilité du projet de révision.
Cette confusion marque une absence de centralité politique assumée au sujet d’une question fondamentale qui touche de près au statut des millions de femmes et de filles dans la famille et dans la société, et révèle, méthodologiquement parlant, un grand déficit en matière de cohérence et d’une appréhension globale des enjeux et défis liés à l’émancipation des femmes.
C’est ainsi qu’au lieu de favoriser une compréhension claire du projet de révision par l’opinion publique, cette communication à tiroirs a ouvert la voie, d’abord, aux positionnements immédiats, simplistes et incohérents; ensuite, à la prolifération de lectures aussi rétrogrades que fantaisistes d’autres acteurs et, enfin, à une surinterprétation sur fond d’ignorance du sujet et des enjeux par d’autres, réseaux sociaux aidant. Le tout, soutenu, le plus souvent, par un conservatisme d’un autre temps, et une culture patriarcale ambiante sous couvert de la défense de l’Islam.
La rencontre de présentation n’a pas jugé utile d’aborder la question cruciale à laquelle tout projet de réforme se doit d’abord de répondre à savoir, la finalité de la réforme. Elle n’a pas jugé utile non plus de mettre en exergue les référentiels et principes ayant cadré les propositions de révision, notamment les impératifs de non-discrimination et de justice pour la moitié de la société pourtant consacrés par la Constitution et par les engagements de notre pays en vertu des Conventions ratifiées. Elle a également occulté une autre question structurante relative à l’effort d’un ijtihad qui devrait être compris et mis en œuvre en tant qu’ effort intellectuel basé d’une part sur une analyse rigoureuse des maqassid de la charia et d’autre part sur un contexte sociétal en constante évolution depuis le 8ème siècle !
C’est ainsi qu’ayant écarté des demandes du mouvement des droits des femmes et des droits de l’homme parmi les plus importantes, notamment le mémorandum de notre association «Pour une législation de la famille garantissant l’égalité en droits et la justice dans les cas et situations», le Conseil supérieur des oulémas propose des « alternatives » qui existent déjà dans le dispositif juridique national et dans les pratiques sociales, comme c’est le cas pour la donation (hiba, article 238 du Code des droits réels), mobilisée pour répondre à plusieurs des demandes visant le rétablissement de la justice.
Dans le cas de la revendication de l’abrogation du privilège agnatique (taâsib), de plus en plus de contrats de donations sont établis par des parents qui veulent, avant leur décès, équilibrer les parts d’héritage entre leurs filles et leurs fils ou pour ceux qui n’ont que des héritières, les protéger d’éventuels ayants-droits collatéraux. La hiba est également proposée en tant que réponse « alternative » à l’autorisation de la successibilité entre époux de confession différente. Le code de la famille autorise le mariage d’un musulman avec une non musulmane de la religion du livre mais remet en question les causes légales de la successibilité qui sont les liens conjugaux et les liens de parenté.
Mais dans un cas comme dans l’autre, pour des considérations de faisabilité économique et sociale, la donation ne saurait constituer une alternative globale, pertinente et juste aux drames familiaux et sociaux induits par taâsib et par l’interdiction de la successibilité entre membres d’une famille, y compris les enfants, constituée par des époux de confession différente.
A l’instar de la hiba devenue la solution miracle, l’alternative à la demande de l’abrogation pure et simple de la polygamie est de l’autoriser dans des situation exceptionnelle (stérilité ou maladie de l’épouse l’empêchant de remplir son devoir conjugal), soumise à l’appréciation du juge. On peut se demander comment le juge peut-il apprécier la réalité ou non de la capacité de la femme à remplir ses devoirs conjugaux ?
Le rejet pur et simple du recours à l’ADN comme preuve de la filiation paternelle n’est pas moins surprenant. Ce rejet n’est-il pas en contradiction absolue avec l’article 32 de la Constitution et avec la Convention des droits de l’enfant à laquelle le Maroc souscrit ? Le destin des enfants né-es hors mariage serait-il à jamais synonyme de discrimination et de stigmatisation?
Les supposées solutions alternatives- qui ne sont ni viables ni justes- mettent à nu l’absence d’efforts de la part du Conseil Supérieur des oulémas, instance constitutionnelle, en matière d’ijtihad qui fait partie, en principe, de sa raison d’être et de ses missions. En effet, au lieu de s’attaquer aux inégalités structurelles, les ajustements superficiels proposés démontrent un manque de volonté de sortir de la « zone confort » pour affronter les défis contemporains et apporter de vraies réponses aux vrais problèmes qui se posent, ici-bas, où à l’injustice de la loi s’ajoute la vulnérabilité économique et sociale de millions de femmes et d’enfants, dont le devenir est tributaire de vetos qui ne s’élèvent, curieusement, que lorsque le débat sur l’égalité femmes-hommes en dignité et en droits s’invite sur la place publique.
Il ne nous a jamais été donné, à titre d’exemple, de constater l’indignation ou la condamnation publiques par les oulémas lorsque les préceptes coraniques sont transgressés afin d’écarter les femmes de l’héritage comme c’est le cas pour le waqf privé de famille ou comme ce fut le cas pour le droit coutumier régissant les terres collectives. Le pays n’a-t-il pas, à juste titre, banni les peines corporelles (hudûd ) sanctionnant le vol et l’adultère, légalisé le prêt à intérêt et voté, en décembre dernier, le moratoire onusien sur l’exécution de la peine de mort?
A l’heure ou l’ADFM s’apprête à célébrer ses 40 ans de contribution effective au progrès des femmes et du pays, et tout en rappelant la centralité du statut des femmes dans le cadre des relations familiales, nous constatons que :
- La « nouvelle» révision, pensée dans le cadre restrictif d’une « vision» de petits ajustements à minima, demeure à la fois en retrait par rapport aux réalités et mutations économiques et sociétales enregistrées par la famille et les femmes, et déconnectée des dynamiques démocratiques proclamées et du discours à propos des droits de l’homme.
- La « nouvelle » révision s’inscrit davantage dans une logique de compromis conservateur que de progrès audacieux. Elle privilégie ainsi le statuquo, au lieu de permettre aux marocaines et aux marocains, en particulier les générations montantes de se projeter à l’horizon des deux ou trois décennies à venir.
Pour que l’actuelle révision constitue la valeur ajoutée tant attendue à celle de 2004, elle doit répondre à l’appel du souverain visant « à approfondir la recherche au sujet des problématiques du fiqh liées aux évolutions que connaît la famille marocaine, et qui exigent des réponses novatrices en phase avec les exigences de l’heure». Cet appel est tout simplement, un appel à la responsabilité”.
BledNews