Les exilés le savent, il n’y a que cela, marcher, pour supporter le poids des jours et retrouver le lieu d’avant le monde
« Toute sa vie on cherche le lieu d’origine », écrit Quignard dans Princesse Vieille Reine, un livre lumineux qui n’en fait pas moins la part belle aux ténèbres. On pourrait croire qu’il a tout dit dans ce qui semble lui avoir échappé comme un aveu de faiblesse. Mais il ajoute, après une virgule, qui porte les échos d’une longue hésitation : « le lieu d’avant le monde ». Ce sont ces mots qui donnent tout leur sens à cette phrase. Sans cela, le lieu d’avant le monde, la phrase tiendrait du cliché, elle sonnerait comme une outre vide. Ces mots, le lieu d’avant le monde, lui donnent son incandescence.
Le monde, c’est vous et moi, c’est l’arène où nous sommes tous jetés, osons le mot, comme des parias, des exilés sans astrolabe ni mesure, le monde, c’est de la fureur et du bruit, c’est du désordre qui conduit à tous les crimes, les petits et les grands, c’est une suite de querelles mal embouchées, c’est une lutte incessante, c’est un fatras d’égos à ciel ouvert, c’est des chemins qui n’en finissent pas d’approcher l’abîme pour mettre à l’épreuve celui qui les emprunte et le mettre au défi ou de trahir ou d’être loyal, de lui enjoindre d’aller au-delà de lui-même. (C’est là, dans ces ténèbres, au-delà, de soi, qu’on fait le choix décisif et non dans l’arène convenue des jours qui passent, si l’on veut un tant soit peu savoir qui est l’autre). Ces routes escarpées ou non sont le signe que d’aucuns nomment le destin.
Elles vous portent et vous arpentent. Elles sont votre souffle et chacun de vos pas. Elles ont pour objet définitif et clos, délibéré et secret, de mettre à nu ce qui fait tressaillir le cœur et se dérobe à la raison.
Les exilés le savent: il n’y a que cela, marcher, pour supporter le poids des jours et se battre contre l’invisible ennemi, l’inconnu embusqué dans les tréfonds de votre être ici. Se battre. Et se battre encore. Le monde, l’autre nom de la vie, est à ce prix. Au prix de mille orages et de batailles désespérées. Pour retrouver le lieu par excellence. Le point de départ. L’origine. La source du premier jaillissement.
C’est ce chemin que l’exilé entreprend toujours seul, il n’y a rien qui puisse le consoler, pas même les doutes, posés comme une couronne sur son front, il ne se laisse pas distraire, car le chemin est encore long et il n’est pas sûr de retrouver le lieu primordial, et pourvoyeur de sens. Le lieu qui a désigné sa marche à suivre sous le fardeau des jours. Le lieu d’avant le monde.
*Kebir Ammi est essayiste, dramaturge et romancier, il vit en France. Ses romans sont parus chez Gallimard et Mercure de France. Son dernier roman Ben Aïcha est publié chez Mémoire d’encrier.