Il ne reste aux exilés qu’une chose, une seule, un amas de pierres, de lumières, de silences, de blessures, de rêves, un abri -de fortune- au milieu de nulle part, un territoire exigu, grand comme un radeau, où ils peuvent hurler, s’ils veulent, écrire des mots, étincelants ou blafards, que personne, sous le vaste ciel, personne sauf eux, ne peut entendre, ici-bas.
Seuls les exilés savent, à leur corps défendant, ce que signifie perdre les mots d’avant. Ils doivent, la mort dans l’âme, revêtir la tunique de la trahison pour nommer, ce qui fut jusque là l’essentiel, et le nommer avec d’autres sons, d’autres signes…
Dans « La conscience des mots », ouvrage publié en 1976, Canetti se souvient qu’en Angleterre, pendant la guerre, il remplissait des pages entières de mots allemands. Il écrit : « Ils n’avaient pas trait à mon travail. Ils ne s’agençaient aucunement en des phrases, et ils ne figurent naturellement pas dans les carnets de ces années. C’étaient des mots isolés ; ils ne donnaient aucun sens. Soudain cela me prenait comme une fureur ; et en un éclair, je couvrais de mots quelques pages. C’étaient des substantifs, très fréquemment, non pas exclusivement toutefois ; des verbes et des adjectifs s’y trouvaient aussi. Je rougissais de ces crises et dissimulais ces feuilles à ma femme ».
On était dans les années quarante, l’humanité jouait avec le feu, elle marchait sur le chemin de l’impossible et une langue, muselée par la force des choses, grondait dans les tréfonds d’un homme que le destin du monde ballotait sur les routes de l’exil. Elle était son refuge.
La langue. Une langue. Un collier de mots.
« Depuis, il est hors de doute, pour moi, ajoute-t-il plus loin, que les mots sont chargés d’une passion d’un genre particulier. Ils sont, en fait, comme des êtres humains ; ils ne se laissent pas négliger ou oublier. Quelle que soit la solution de compromis, ils conservent leur vie, bondissent soudain et extorquent leur dû…Tel mot ancien, usuel, se fige dans la lutte avec son adversaire. D’autres se détachent de tout contexte et rayonnent, intraduisibles ».
Un collier de sons. Surgis de nulle part ? D’un volcan tapi au fond de vous. Votre seul bien. Votre unique héritage. Le dernier outil pour ouvrir les portes qui se refusent -opiniâtrement- à ceux, les exilés, qui font semblant, eux aussi, d’avoir choisi ce monde, et qui s’y accrochent, avec toute l’impuissante rage de leur désarroi.
*Kebir Ammi est essayiste, dramaturge et romancier, il vit en France. Ses romans sont parus chez Gallimard et Mercure de France. Son dernier roman Ben Aïcha est publié chez Mémoire d’encrier.