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La crise du Covid pourrait amplifier la fuite du personnel de santé marocain vers l’Europe

C'est ce que conclut Abdeslam Marfouk, docteur en économie et spécialiste de la question migratoire à l'Université de Liège.

C’est un des spécialistes de l’émigration marocaine. Abdeslam Marfouk, docteur en sciences économiques de l’Université de Lille, maître de conférences à l’Université de Liège et chercheur associé au centre d’études de l’ethnicité et des migrations à l’Université de Liège estime que la crise actuelle qui a amplifié les besoins en personnel de santé aura un impact direct sur les flux de cette catégorie vers l’Europe. Entretien.

BM Magazine: Vous avez réalisé des études sur les mouvements migratoires. Si on vous demandait de nous dire, en quelques mots, les faits marquants de l’évolution subie par les mouvements migratoires de la diaspora marocaine au cours des 20 dernières années, que répondriez-vous?

 . Abdeslam Marfouk : On recense aujourd’hui dans le monde plus de trois millions d’émigrés marocains et le premier fait marquant est que leur nombre a connu une croissance très rapide au cours de deux dernières décennies. Selon les estimations des Nations unies l’effectif des émigrés marocains est passé de 2,077 millions en 2000 à 3,136 millions en 2019, soit une augmentation de l’ordre 51%. Cependant, au cours decette dernière décennie, le nombre totalde migrantsinternationaux d’origine marocainea crû moinsvite qu’au cours de la décennie précédente(+64%).

Le deuxième fait marquant est l’intensification de l’émigration des marocains qualifiés. A titre d’illustration, selon les statistiques disponibles le nombre d’émigrés marocains titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur vers 20 pays de l’OCDE a été multiplié par 5.1 entre 1990 et 2010, contre seulement 1,6 pour ceux dont le niveau d’éducation est inférieur au diplôme du baccalauréat. Le résultat de ces évolutions, la proportion des émigrés marocains ayant un diplôme de l’enseignement supérieur est passée de 12% en 1990 à 24% en 2010. Cette tendances’explique en partie par l’augmentation du niveau de scolarité au Maroc, mais principalement par le fait que les politiques d’immigration des pays de l’OCDE sont devenues de plus sélectives et attractives envers les migrants qualifiés.

. Parmi ces changements, il a été noté une forte migration des femmes? Disposez-vous de données chiffrées sur cette question et comment expliquez-vous un tel phénomène?

.L’image stéréotypée de l’immigré masculin comme figure dominante de l’émigration marocaine est en décalage avec la réalité. Selon les statistiques des Nations unies, même si les hommes restent majoritaires parmi les émigrés d’origine marocaine, la proportion de femmes a progressé de façon très significative, passant de 44% en 1990 à 47% en 2019. Ceci ne doit pas occulter le fait que l’importance des femmes dans les flux migratoires du Maroc n’est pas une tendance neuve. A titre indicatif, l’examen du ratio homme/femme dans l’immigration d’origine marocaine en 1980 montre qu’en Espagne il y avait 100 hommes pour 99 femmes. Et, les marocaines étaient surreprésentées dans l’émigration vers les Etats-Unis puisque on comptait 126 femmes marocaines pour 100 hommes marocains.

On ignore souvent queles femmes représentent également une composante majeure de l’émigration qualifiée marocaine. Ainsi, en 2010, parmi les migrants marocains diplômés de l’enseignement tertiaire vivant dans 20 pays de l’OCDE quatre sur dix sont des femmes. Entre 1990 et 2010 le nombre de migrantes marocaines titulaires d’un diplôme du supérieur a été multiplié par 6,3, contre  4,5 pour leurs compatriotes masculinsayant le même niveau d’étudeset 1,7 pour les marocaines n’ayant pas atteints le baccalauréat.

Ces indications révèlent que les marocaines les mieux instruites est la composante la plus mobile de l’émigration marocaine. Ceci est confirmé par les taux d’expatriation. En 2010, le taux d’expatriation des marocains diplômés de l’enseignement supérieur était plus fort chez les femmes (22%) que chez les hommes (19%), les taux d’expatriation des marocains ayant un faible niveau d’éducation ne dépassait pas 4% et 7% pour les hommes et les femmes, respectivement.

Il semble que l’absence de diplôme affecte moins la mobilité des hommes marocains que les femmes marocaines puisque les marocaines moins instruites migrent moins que les hommes moins instruits. A l’inverse, la proportion à émigrer est plus forte chez les femmesmarocaines les mieux instruites, comparée à celle de leurs compatriotes masculins.

Les études internationales suggèrent qu’en général la forte migration des femmes s’explique principalement par quatrefacteurs:l’aspiration de femmes,qui émigrent deplus en plus de manière indépendante,à gagner plus d’autonomievia le canal de lamigration, lademande croissante de main d’œuvredans des secteurs d’activité où les femmes sont surreprésentées comme celui du care. A ces deux facteurs vient s’ajouter un troisième: un nombre croissant de jeunes femmes adultescroissent d’étudier à l’étranger. Enfin, le phénomène de discrimination à l’égard des femmes dans les pays d’origine pousse un grand nombre d‘entre elles à s’expatrier.

. La configuration de la diaspora a changé au sein des pays de résidence.Peut-on parler encore de communauté? L’intégration est-elle à votre avis réussie? 

. Quelque soit la nature de ce changement nous pouvons parlerde communautémarocaine de l’étranger et nous continuerons de le faire dans le futur. Les marocains résidant à l’étranger sont très attachés à leur pays d’origine ou celui de leurs parents et maintiendront des liens solides avec le Maroc. Si le lien de certaines composantes de la diaspora avec le Maroc peut se distendre, par exemple, avec la durée de la migration ou pour certaines personnes issues de l’immigration il ne faut pas oublier les flux migratoires contribuent au renouvellement de la communauté marocaine résidant à l’étranger et consolide ses liens avec le Maroc.

Les marocains de l’extérieur participent pleinement à la vie économique, sociale et politique dans leurs pays de résidence et cette participation n’est pas incompatible avec leur attachement au Maroc. Pourtant leur intégration, à l’instar d’autres communautés, fait l’objet d’un débat récurrent dans certains pays européens. Ce débat occulte que la situation désavantageuse des marocains résidant à l’étranger sur le marché́ du travail et la discrimination à laquelle ils se trouvent confrontés constituent une barrière à leur intégration. Sans oublier que cette intégration nécessite que la population dans les pays de résidence soit ouverte par rapport à la diversité ethnique, culturelle, linguistique et religieuse.

. A côté de ces générations nées à l’étranger, il y a une “fuite des cerveaux” comme on dit. Certaines professions sont particulièrement demandées. Quelles sont-elles? Dans quelles proportions? Ce phénomène menace-t-il les économies du Sud?

. La première chose qui frappe lorsqu’on s’intéresse à la question de la fuite des cerveaux des pays en développement et marocains en particulier vers les pays développés c’est la pénurie statistique qui existe concernant son ampleur. Aujourd’hui encore, nous ignorons quelles sont les proportions des chercheurs, des informaticiens et des ingénieurs qui émigrent du Maroc vers les pays riches, qui constituent un important pôle d’attraction de travailleurs qualifiés. Cependant, il existe quelques sources qui lèvent un peu le voile sur cette composante de la migration internationale, également qualifiée d’exode des compétences, exode des cerveaux et parfois de pillage des cerveaux.

Ces sources révèlent que le taux d’émigration des marocains qualifiés vers les pays riches est relativement élevé. Ainsi, selon les statistiques disponibles pour 20 pays de l’OCDE, en 2010, parmi les titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur nés au Maroc un sur cinq vivait dans ces pays. Et, le taux d’expatriation des personnes qualifiées est plus élevé pour les femmes marocaines (22%) que pour les hommes marocains (19%).

Le Maroc est également l’un des pays les plus touchés par l’expatriation du personnel de santé. Selon les statistiques de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) le Maroc connait une grande pénurie des personnels de santé puisque la densité de médecins et du personnel infirmier et sages-femmes ne dépasse pas, 7,3 et 13,9 pour 10.000 habitants, respectivement. A titre de comparaison, les pays développés affichent une plus forte densité de médecins – par exemple, le Canada (23), la Belgique (31), la France (33) – et de personnel infirmier et sages-femmes – par exemple,le Canada (99), la France (147), la Belgique (195).

Alors que ces indicateurs montrent clairement que des efforts sont nécessaires pour réduire le déficit du Maroc dans ce domaine, le pays est confronté à une émigration importante des personnes des personnels de santé. Selon un rapport de l’OCDE de 2015, le taux d’expatriation des médecins et du personnel infirmiers marocains vers les pays de l’OCDE se situent, respectivement, à 25% et 20% et ces médecins et infirmiers se trouvent aujourd’hui dans la première ligne du front dans la lutte contre le Covid.

Certains observateurs considèrent que cette migration est alarmante comme l’illustre cette citation d’un ancien directeur général de l’OMS :“Les pays ont besoin que leur main-d’œuvre qualifiée reste dans le pays afin que leur expertise professionnelle profite à la population. Lorsque le personnel de santé quitte le pays pour aller travailler à l’étranger, il y a une perte d’espoir et d’années d’investissements”.

Face à la crise que nous traversons actuellement des pays développés commencent à parler de pénurie  des personnels de santé et dans ce contexte on peut s’attendre à une amplification de l’émigration des personnes qualifiées du Maroc vers les pays développés au cours des années avenir et notamment celle des médecins et personnel infirmier. Le Maroc doit se préparer à cette éventualité dès maintenant.

. Et dans les 20 ou 30 prochaines années, comment se profileront ces flux? Subiront-ils des changements radicaux? 

Dans la mesure où les flux migratoires seront conditionnées, dans une large mesure, par les politiques d’immigration mises en œuvre par les pays de destination et par la situation économique et sociale au Maroc, il est difficile de prédire avec certitude l’évolution future des flux d’émigration du Maroc. Cependant, de nombreux indicateurs laissent penser qu’elles ne seront pas un simple prolongement destendances actuelles, mais qu’elles s’intensifieront davantage au cours des prochaines annéeset en particulier l’émigration des marocains hautement qualifiés.

 

Propos recueillis par Amale DAOUD

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