Dans Cette morsure trop vive, de Nassuf Djaïlani, on sent la colère derrière chaque mot. Le livre est écrit avec une rage contenue qui peut exploser à tout moment.
Cela aurait pu s’appeler Les destins broyés des hommes. Car cette histoire nous met sous les yeux la vie qui parfois s’applique soigneusement à détruire les êtres. Elle joue avec le hasard et les dés, drapée dans une révoltante insolence. Elle joue et donne le sentiment de n’être pas soucieuse de ce qui peut devenir à tout moment une tragédie. Tout bascule très vite. Tout s’emballe à partir d’un rien et transforme le quotidien en enfer. Ici deux frères, Soul et Khamis. Avec leur mère.
Leur père est une ombre et ils ne sauront jamais rien de ce fantôme qui les hantera en permanence. La mère aime l’un et essaie de faire en sorte que le deuxième soit un dur. Le premier ira à la guerre. Et le deuxième, « pour avoir le pouvoir sur la douleur », fera des études de médecine.
A la guerre, Soul se distinguera par son humanité et sa bravoure. Sous le feu, il avait creusé un trou pour cacher le corps d’un frère, un compagnon d’armes. Car « aucun homme, même mort, ne mérite d’être abandonné sur un champ de bataille ».
Après la guerre, il revient au pays. Il « occupait toute l’attention de sa mère. Elle n’avait jamais voulu de son engagement chez les commandos. Mais elle avait ce principe de ne jamais contrarier les désirs de son aîné ». Il revient au pays et n’imagine pas un seul instant que la malchance l’attend au tournant. Un meurtre est commis. Et il est le coupable idéal. La machine judiciaire va le broyer. Il sera jeté en prison et ne pourra jamais plus être le même.
Son frère observera cela, de loin, forcément. Mais il y a Marina. L’incandescente Marina. Une intrigante, « cruelle dans son jeu de séduction effréné ». Pour cette femme, « chaque homme était un amant potentiel. Y compris Soul, quitte à faire enrager et blesser Khamis. Jouissait-elle de ce petit plaisir, de faire mal en s’amusant des sentiments des autres ? »
Marina entrera en scène pour démêler à sa façon cet imbroglio en faisant chanter un homme puisant. Soul sera libéré « mais pas totalement innocenté ». Cela ne suffira pas à lui rendre ce qu’il a perdu et ce qui lui a toujours manqué.
Il se retranche « dans ses champs, avec son chien, en interdisant à peu près à tout le monde de venir le déranger dans son silence ». Il vivra là, loin de tout et loin du monde. C’est là, quelque trois ans après sa sortie de prison, qu’il recevra un jour « la visite d’un homme étrange, au comportement très discret, et qui disait avoir un message important pour lui ». Son jeune frère, Khamis s’éloignera un temps pour étudier à Bordeaux. Mais « malgré les années d’études et l’expérience acquise lors de ses nombreux stages à l’hôpital comme interne, il ne guérit pas du silence ».
Un magistrat, prétendument irréprochable, est éclaboussé. Et de nombreux gendarmes disparaitront. Qui est derrière cela ? Nassuf Djailani ne dit pas qui fait quoi. Il ouvre habilement des pistes et laisse le lecteur libre de mener l’enquête. Il y a juste un instant qui vient guider la lecture de cette tragédie, lorsque la mère, s’adressant à Soul, lui dit : Tu as décidé de tourner le dos à tout ce que tu as de plus cher. Tu t’es pourtant tant battu pour bâtir, pierre après pierre, cette chienne de vie qui te broie. C’est peut-être la colère qui a brûlé les hommes ». C’est peut-être, elle, cette colère qui est la coupable.
Après Comorian Vertigo, le poète Nassuf Djaïlani entre dans le roman avec un talent époustouflant. Il nous offre une tragédie de notre temps, écrite avec la colère et le sang, pour essayer de comprendre les hommes et le monde.
Kebir Ammi
Cette morsure trop vive de Nassuf Djaïlani, atelier des nomades, 190 pages, Prix Ahmed Baba 2022.